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Chacun devance sa propre vie ;

il se tourmente par désir de l’avenir et par dégoût du présent.

Mais celui-ci qui met son temps tout entier à son service,

qui organise toutes ses journées comme une vie entière,

ne souhaite ni ne craint le lendemain.

Sénèque - De la brièveté de la vie

 

 

 

Cogito cogitatum

 

 

Soixante mille pensées par jour. Il paraît que l’être humain brasse ce nombre de pensées en vingt-quatre heures, ou plutôt en une quinzaine d’heures de présence éveillée, soit, quatre mille pensées par heure, soixante-six par minute ! L’homo sapiens est un serial penseur. Il ne cesse de projeter, d’échafauder, de construire, de bâtir, de débâtir et de reconstruire des scénarios dans ses mille quatre cents centimètres cubes de cerveau et par la grâce de ses billions de connexions neuronales.

Il est bientôt minuit et j’en déduis que depuis ce matin, sept heures, quelque soixante mille pensées m’ont traversé l’esprit ; peut-être même plus, car je dois bien l’avouer, je travaille sacrément de la cafetière ! Selon certaines recherches, il paraît également que la presque totalité de mes pensées est identique à celles de la veille, de l’avant veille, et cela peut encore remonter plus loin. Cette observation me conforte dans mon impression de tourner en rond. Mais le pire reste à venir. Je découvre que quatre-vingts pour cent de mes pensées sont négatives, et que cette sale manie de voir tout en noir remonte à mes origines préhistoriques. Il est vrai qu’en ces temps reculés, et pour assurer sa survie, l’hominidé avait intérêt à ressentir un sentiment de crainte face à tous les dangers qui le guettaient. Bien des choses lui paraissaient hostiles : les prédateurs, les cieux, les dieux, les orages et bien d’autres peurs irrationnelles et métaphysiques. La vie n’était pas un long fleuve tranquille.

Le problème c’est qu’en ce vingt et unième siècle, mon néocortex que je trimballe depuis plus de trois millions d’années, n’est toujours pas fichu de me dire que je ne risque plus chaque matin de me faire dévorer par un tigre à dent de sabre affamé, ou de me prendre un coup de massue par le voisin du dessus. Lui aussi, mon voisin, a évolué. En un peu plus de trois millions d’années, le poids de son cerveau est passé de quatre cents grammes à mille quatre cents grammes et contient cent milliards de neurones ; ni plus ni moins que le nombre d’étoiles dans la Voie lactée. Alors, pourquoi suis-je toujours en proie à des peurs et à des pensées négatives ? Peut-être parce que finalement le monde n’a pas tant changé que cela. Les hommes sont encore des animaux dominants et bien souvent irrespectueux de leur prochain. Confrontés l’un à l’autre, ils peuvent être aussi violents que deux boucs qui s’affrontent tête contre tête.

Eh bien, voilà ! Je comprends maintenant pourquoi je me sens si épuisé et si inquiet chaque soir. À vrai dire, je ne suis pas si surpris que cela. J’ai bien conscience que mon néocortex, surtout le préfrontal droit, tourne à plein régime et ne me laisse pas une seule minute de répit. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis mis à la méditation ; non pas pour passer de soixante mille pensées par jour à quelques milliers seulement, mais pour tenter de les observer. Pour me rendre compte du foutoir qui siège dans ma boîte crânienne.

Avant que le sommeil me gagne, mon esprit s’interroge sur les mystères de la nature humaine. Ma curiosité m’épuise et je me demande parfois si je ne devrais pas épouser la thèse des créationnistes disant que la Terre à six mille ans d’âge et que l’homme vient d’Adam et Ève ayant vécu et péché dans le jardin d’Eden. Cela me faciliterait grandement la tâche. Mais en remontant le temps, je dois bien constater que ma condition de bipède, ainsi que ma suprême intelligence sont issus de la première amibe ou cellule procaryote ayant traîné dans les océans il y a plus de trois milliards d’années. L’affaire est bien plus compliquée qu’il n’y paraît et je l’assume.

Si je m’en réfère à Charles Darwin, l’homme de tous les scandales, nous descendrions du singe, qui lui-même proviendrait de multiples mutations s’étant opérées durant des milliards d’années. Comme le disait Hubert Reeves, un célèbre astrophysicien, nous sommes issus de poussières d’étoiles, ou pour d’autres âmes bien moins poétiques, d’une bonne tambouille primitive de protons ou de quarks apparue il y a quatorze milliards d’années. Bref, nous sommes le fruit d’un extraordinaire processus qui nous dépasse complètement et qui se situe bien au-delà de nos petites considérations égotiques.

Notre cerveau, autrefois primitif, a grandi. À grand renfort de millions d’années, il a gagné quelques centimètres cubes de plus de matière grise. L’hominidé que nous sommes s’est doté de trois cerveaux : un cerveau reptilien, un cerveau paléomammalien, apparenté au cerveau limbique, et enfin un cerveau néomammalien relié à son néocortex.

Lors de nos débuts sur Terre, nous avons commencé à nous démener avec notre cerveau reptilien qui était notre seul et principal outil, tout comme les oiseaux, les amphibiens, les poissons et les reptiles, en moins développé cependant. Il nous permettait de disposer de tous les réflexes utiles à notre survie et assurait nos fonctions primaires. À ce jour, je dois bien reconnaître que j’utilise toujours mon cerveau reptilien qui, combiné à mon système limbique et mon nouveau cortex, me complique un peu la vie. Malgré ma remarquable intelligence qui s’est élevée sur ses deux pattes, je ne peux m’empêcher de ressentir d’innombrables peurs et d’être en proie à des comportements violents.

Mon cerveau limbique, siège de ma mémoire et de mes émotions, me joue des tours. Mon néocortex qui fait de moi un intellectuel fumeux ne cesse de me dire que je ne devrais pas céder ainsi à mon affect et à mes instincts primaux ; que je suis quelqu’un de bien et que mon devoir le plus ardent est de lutter contre ma nature… bien humaine.

Je suis l’homo sapiens inachevé, en transit et perdu dans ses contradictions. Vais-je devoir encore attendre des milliers ou des millions d’années d’évolution pour entendre résonner durablement et même définitivement en moi les mots paix, joie, sérénité, amour ? Je m’égare dans des réflexions scientifiques et philosophiques. C’est ma nature. Celle de me questionner jusqu’à épuisement.

Il est maintenant temps de dormir, si j’y parviens. Cogito cogitatum, je pense que je pense. Le pompon serait que je cogite sur le nombre de pensées qui traverse mon esprit. Ce serait un comble et une nouvelle preuve de surchauffe cérébrale !

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Quelque chose d’absent

 

 

Six heures, trente minutes. Mon réveil sonne. Mes yeux s’ouvrent sur une nouvelle réalité. Dans la minute qui suit mon éveil, mes neurones commencent à se mettre en place. Ma première pensée va vers ma réflexion de la veille : « combien de pensées vont traverser mon esprit en cette journée ? » Je me refuse à ce jeu comptable et m’étire dans mon lit. Je réalise avec un certain contentement que même si j’ai tardé à trouver le sommeil, j’ai dormi d’une traite cette nuit, ce qui ne m’était pas arrivé depuis bien longtemps. Il faut dire qu’avant de m’endormir, j’ai une fâcheuse tendance à poursuivre ma journée. Ressassement des tracas et autres ruminations mentales font des misères au marchand de sable et me tiennent éveillé jusqu’à pas d’heures. Peut-être devrais-je me lancer dans le tricotage en soirée, c’est la tendance chic du moment et c’est surtout un formidable sas de décompression avant d’aller se coucher.

Malgré cette relative bonne nuit, je me sens imprégné d’un sentiment de lassitude, et cela sans vraiment savoir pourquoi. Je prends le pouls de la situation et je mets ça sur le compte de mon moral un peu en berne en ce moment. C’est sûrement le temps, le manque de lumière, un déficit de vitamines et minéraux, ou tout simplement la remarque de mon patron hier soir qui me mine. Parfois, je n’arrive pas à me contenter de ces justifications douteuses. Je concède volontiers que quelque chose m’échappe et ne tourne pas rond dans ma vie. Si je suis persuadé d’être le créateur de ma propre réalité, je reconnais ne pas être véritablement aux commandes de ce bateau qui parfois tangue alors que la mer semble calme. Je pense à Camille Claudel qui dans ses moments de grande souffrance disait : « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente… » Cela m’inquiète un peu, sachant que cette magnifique artiste a fini dans un asile. Ma vie est un clair-obscur ; un petit coin de clarté ou l'ombre côtoie la lumière. Une demi-teinte sans cesse menacée de tomber dans l'ombre ou la lumière.

Je ne me sens pas maître de ma destinée, mais est-on vraiment le capitaine de son navire ? Sommes-nous vraiment conscients de nos actes ou sous l’emprise de nos conditionnements ? Qu’est-ce qui nous conditionne en amont ? Là est le grand mystère. Je pense à ce physiologiste français [1] qui, encéphalogramme à l’appui, a démontré à ceux qui se croient maîtres de leur destinée, qu’ils ne sont en fait que des marionnettes mues par d’autres phénomènes.

D’après ce scientifique, la moindre de nos prises de décision serait précédée d’un influx cérébral totalement inconscient et indépendant de notre volonté. Difficile d’admettre que nous n’avons pas le libre arbitre ! Je creuse un peu plus dans mes investigations et j’en arrive à la conclusion que même mes pensées je ne les maîtrise pas. Elles me traversent chaque jour par milliers, mais en suis-je conscient ? Pas vraiment. Elles déboulent par escadrilles entières, m’entraînent dans un flot de ruminations, de réflexions et d’états d’âme sans même me demander la permission.

Mais d’où proviennent-elles ? Sûrement pas de mon être conscient puisque je ne les ai pas autorisées à venir inonder mon esprit et parfois semer la pagaille. À bien réfléchir, je me dis qu’avant la pensée il y a un grand silence… il n’y a rien ! Le néant, le vide… terrifiant ! Je comprends pourquoi je ne cesse de vouloir combler ce vide. De ce constat, j’en tire une double interrogation : et si tout résidait dans ce silence précédent toute manifestation ? N’est-ce pas de cela dont nous parlent les sages ? Cette vacuité, ce lieu de grande félicité. Oups ! J’ai le vertige ! Trop dérangeant tout cela. Je préfère laisser là mon enquête et retrouver mon quotidien, faire mon devoir de parent en préparant le petit déjeuner des enfants.

Il est six heures quarante-cinq minutes et je réalise qu’en l’espace de seulement huit minutes, entre biscotte beurrée et tasse de café, j’ai passé en revue mes moments de lassitude, visité Camille Claudel, puis un physiologiste, pour en arriver à la conclusion que je n’ai aucun réel pouvoir de décision. J’ai même poussé le vice de la curiosité en me disant qu’avant chacune de mes pensées, mon être se dissolvait dans un puits de néant. Vraiment, je travaille trop de la cafetière !

Le délicieux pain grillé, tartiné de confiture de myrtilles, n’a eu aucun effet sur mes papilles gustatives. Il s’est logé dans mon œsophage, sans même que j’en distingue la moindre saveur. Mon mental a pris les commandes et n’a même pas autorisé mes sens gustatifs à apprécier ce délicieux petit déjeuner que je m’étais soigneusement préparé. Quant à mon estomac, il va accueillir son dû. Je lui laisse faire le travail, il a juste besoin de mon système neuro-végétatif pour faire son œuvre.

Mon esprit fait les trois-huit et ne s’arrête jamais, sauf dans mon sommeil profond. Il projette, rumine et ressasse. Il saute à pieds joints entre avenir et passé, récent ou lointain, sans cesse réveillé. Le présent est une notion qui est inconnue de mes neurones surbookés et constamment projetés ailleurs que dans l’ici et maintenant.

Je me pose alors une question : est-il normal de vivre en cette heure matinale une activité cérébrale aussi élevée ? Je me dis que c’est la dernière fois que je me fais embarquer de la sorte par mon mental. Demain, je prendrais mon petit déjeuner tout en conscience. Je sentirais la biscotte craquer dans ma bouche, la confiture laisser diffuser son parfum dans mes narines et j’apprécierais chaque relent d’amertume de mon café, comme si je l’avais moi-même torréfié. Ce sera mon petit déjeuner zen !

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[1] Benjamin Libet (1916-2007) — chercheur en physiologie à l’université de Californie à San Francisco.

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